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« On s’était dit rendez-vous dans 10 ans, Même jour, Même heure, Même pommes, On verra quand on aura 30 ans… » Ça y’est Patrick, tu as gagné, j’abdique. A moins d’un grand cataclysme ou d’un alignement miraculeux des planètes, je sais à présent que ma journée va être gâchée par cet air que je n’arriverai pas à chasser de ma tête. Elle avait pourtant bien commencé par une découverte de la ville de Bordeaux et de son charmant centre-ville, qui, à certains égards, me faisait furieusement penser à celui de Lyon où j’avais eu la chance de passer quelques temps. Après un passage obligé par le Cours de l’Intendance et ses boutiques haut de gamme et de petits créateurs, je m’étais engagé dans la rue Condillac, puis passant devant la rotonde du cinéma aperçus au loin la verrerie du Marché des Grands Hommes. Et c’est là que tu as eu la merveilleuse idée de faire irruption Patrick, « …sur les marches de la place des grands hommes. »

Je sais bien que tu ne faisais pas référence à Bordeaux, Patrick – y as-tu déjà même posé les pieds ? – mais que par une métonymie bien trouvée, ou est-ce une synecdoque ? je ne sais plus – tu évoquais en fait l’actuelle place du Panthéon. Souvenir de tes années de lycéen où vous fîtes la promesse avec tes camarades, le lendemain du baccalauréat, de vous retrouver même heure, même endroit, dix ans plus tard.

Drôle de pari, je serais tenté de dire, mais tenté seulement, car au fond, j’en suis presque jaloux. Ce n’est certainement pas moi qui en aurais eu l’idée ou l’audace. Cela m’évoque ces classes qui, entraînées par leurs professeurs, confectionnent des « capsules de temps » à destination des générations futures. Je ne peux m’empêcher de trouver cela naïf, mielleux même, mais pourtant tellement poétique. S’extraire de la contrainte temporelle, s’arracher à notre condition de femmes et hommes mortels pour témoigner de notre époque à une hypothétique future génération. Quand Patrick donne rendez-vous dans dix ans, il fait lui aussi abstraction de sa condition d’être humain, en tablant que toutes et tous seront encore là. Sait-il que l’infarctus guette même à 25 ans ? S’est-il une fois demandé si ses camarades n’ont pas vécu dans l’angoisse permanente, 10 ans durant, de ne pas honorer ce rendez-vous ?

Il vaut mieux, et c’est un précepte qui m’a toujours réussi, ne rien prévoir, se laisser porter par l’inattendu, l’inespéré. Au détour d’une rue, je plisse les yeux, les ferme complètement le temps d’une introspection fugace, les rouvre, et soudain le doute n’est plus permis, c’est bien de toi dont il s’agit. Mon esprit a vacillé un quart de seconde, je te voyais plus petite dans mes souvenirs, peut-être est-ce cela devenir une Grande Femme. Je le vois dans nos regards qui se cherchent, qui s’évaluent l’un l’autre : nous ne sommes plus des gamins, bercés autrefois par l’insouciance d’une vie qui, bien que parfois source de réjouissance, voit les mauvaises nouvelles et tragédies s’amonceler à mesure que les années s’écoulent. J’ai la sensation que plus le temps passe, plus nous nous éloignons de cette légèreté d’alors, mécanique bien huilée comme celle d’un train qui, franchissant un à un les arrêts vers sa destination finale, sait que la marche arrière n’est plus possible, alors même que le point de départ était un havre de paix. Vue de l’esprit ? Peut-être. Vieux con ? Certainement. Mais je doute que les jeunes générations se réjouissent de l’état du monde dont ils ont hérité, mesurant l’ampleur des chantiers qu’ils auront à mener pour retrouver la sérénité et l’envie d’espérer.

En l’espace de dix ans, tu es devenue une Grande Femme et tu es désormais à l’avant-garde d’un combat progressiste, tandis que moi, tandis que nous, les hommes, avons reculé pour vous faire plus de place, que dis-je, pour faire jeu égal, comprenant enfin que la solution n’était accessible que dans la coopération et non la domination. Tu es devenue une Grande Femme et tu n’as plus rien à apprendre de nous, tu t’es désormais émancipée comme tant d’autres. Ironie du sort, moi qui ai tant appris grâce à toi, du moins juste ce qu’il fallait pour devenir à mon tour, peu de temps après cette première et éphémère rencontre, un Grand Homme. Rien que pour cela, tu mériterais que je t’érige une Place. Que je vous érige à toutes une Place. Ce serait le strict minimum.

Je suis devenu un Grand Homme, mais ils ne m’ont pas encore trouvé de sépulture dans la crypte. Il faut d’abord, paraît-il, que je passe l’arme à gauche. Cela prendra le temps qu’il faudra. En attendant, sortant de l’édifice après une brève visite vespérale, je lève les yeux vers le fronton : « Aux grands hommes, la Patrie reconnaissante » et ne peux m’empêcher de penser, en mon for intérieur, « Aux Grandes Femmes, je vous serai toujours reconnaissant ».

 

photo de couverture : Chelms Varthoumlien

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Hachim

Les sciences ou les lettres, à un moment il a fallu choisir, et à ce petit jeu, Hachim n’a toujours pas tranché. S’il ne renie pas le monde de l’entreprise, ses codes et rituels, sa dureté parfois, ce rescapé du désormais feu Bac L voue plutôt une admiration sans limites aux beaux écrits et ouvrages qui font la richesse de notre pensée. « Raison et sensibilité ne s’excluent point » disait avec justesse Fatou Diome ("Le Ventre de l’Atlantique")

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