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« Ne nous libérez pas, on s’en charge », slogan mythique du mouvement féministe, ce mot d’ordre rappelle que, depuis des siècles, les femmes se battent pour leurs droits. Depuis quelques années, le mouvement féministe en France, et notamment la lutte contre les violences sexistes et sexuelles, a un nouvel allié : l’emprise. En novembre 2019, lors du Grenelle des violences conjugales, cette notion a d’ailleurs été consacrée puisque les responsables politiques et autres parties prenantes de cette consultation publique, ont décidé d’inscrire l’emprise dans la loi.

Qu’est-ce que l’emprise ? C’est une formule magique, une réponse assez simple à toutes ces questions : pourquoi les femmes qui vivent des violences ne parlent-elles pas ? Pourquoi ne partent-elles pas ? Et parfois encore, pourquoi retournent-elles auprès de leur agresseur ? Il s’agirait donc d’un ‘état psychologique complexe’, qui explique, en grande partie ou totalement, les actions, ou plutôt les inactions, des victimes de violences conjugales. En résumé, ces dernières sont sidérées, ne perçoivent pas la violence qui leur est faite et ne peuvent tout simplement pas agir.

Au-delà de son usage pour nommer l’expérience des victimes dans le cadre de leur prise en charge, le concept d’emprise a été utilisé pour des fins plus politiques, par exemple, pour justifier de la décision d’autoriser la levée du secret médical pour certains cas de violence conjugale. Il a été argumenté que les médecins, ou tout autre professionnel de santé, devraient pouvoir, en cas d’emprise, rompre leur obligation, et ainsi décider, sans le consentement de la victime, de dévoiler les violences qu’elles vivent afin de les protéger. Mais quelles sont les implications de l’utilisation de cette notion dans la sphère publique ? « Ne nous libérez pas, on s’en charge » ne deviendrait-il pas, peu à peu, « libérez-moi, je ne peux pas m’en charger » ?

Finalement, bien que la question paraisse contre-intuitive face au succès que rencontre l’emprise, il est important de se demander si cette notion est réellement efficace pour lutter contre la violence conjugale. Cet article propose donc une analyse critique de cet outil de la mobilisation contre les violences au sein du couple et articule les limites de l’emprise vis-à-vis de l’émancipation des femmes.

 

Une alliée inattendue du militantisme féministe

D’où remonte l’alliance entre l’emprise et la question des violences conjugales ? Historiquement, la lutte contre les violences prend racine dans le mouvement féministe des années 70-80. Les militantes se sont mobilisées pour transformer le regard que la société portait sur ces violences, et leur stratégie fut de montrer que les violences au sein des relations affectives sont un problème collectif car elles reflètent et répètent des normes sociales inégalitaires entre les hommes et les femmes. Ainsi, comme l’explique Pauline Delage, sociologue spécialiste de l’action publique, la violence conjugale n’est plus expliquée par les comportements individuels ou les dysfonctionnements relationnels mais  « la violence (…) [est entendue] comme le résultat de rapports de domination : la responsabilité en incombe aux hommes collectivement, et à la société dans son ensemble ». (1)

L’emprise, en revanche, n’a pas la même origine. Ce mot, polysémique dans le langage courant,  vient de la psychiatrie quand il est utilisé pour décrire des relations. Freud, le premier, utilise ce terme pour parler de « pulsions d’emprise » mais ce n’est que dans les années 2000 que l’emprise se mêle intimement à la question de la violence conjugale. En 2006, Marie-France Hirigoyen, une médecin spécialisée en psychiatrie, sort un livre nommé Femmes sous emprise : les ressorts de la violence. Elle y décrit de nombreux mécanismes psychologiques – le conditionnement, l’impuissance apprise, le syndrome de Stockholm, la dépendance, le syndrome post-traumatique et l’inversion de la culpabilité, etc. – qui, selon elle, surviennent dans l’emprise, entre l’agresseur et l’agressé·e. Par la suite, la docteure Muriel Salmona approfondit le sujet. Pour elle, l’emprise renvoie alors « un état de désorganisation psychique, de dépersonnalisation, de doute et de confusion qui annihile la volonté et qui permet au conjoint violent de manipuler, de dicter des émotions, d’imposer des pensées et un rôle dans sa mise en scène ». (2) Cet état est lié à des mécanismes psychologiques tels que la mémoire ou la dissociation traumatique, induits par une réponse automatique de notre cerveau face à l’agression.

En bref, le concept d’emprise ne vient pas d’un combat militant. Contrairement à d’autres mots, tel que le harcèlement sexuel, il n’a pas été créé par celleux qui cherchaient à mettre des mots sur leurs souffrances. Il vient du milieu médical et de l’expertise. Aujourd’hui, l’emprise est partout, des sites de psychologies pour le grand public aux associations d’aide aux victimes en passant par les associations féministes. L’emprise s’oppose pourtant à la vision féministe des violences conjugales sur plusieurs points. À rebours d’une approche structurelle, l’emprise décrit un phénomène biologique, neutre, et universel. À rebours d’une approche politique et collective, l’emprise défend une vision psychologique et individuelle. Les féministes, pourtant, restent silencieuses, alors même qu’elles critiquent celleux qui nient les racines sociales et le caractère genré de la violence conjugale et alors même qu’elles dénoncent celleux qui parlent de pervers narcissique pour parler des hommes violents, un autre terme médical aussi popularisé par Marie-France Hirigoyen. L’emprise possède donc une mystérieuse immunité au sein des milieux féministes, et l’objectif de « combattre l’emprise » prend place aux côtés, et parfois aux dépens, des ‘classiques’ de la lutte politique comme « mettre fin à la domination » ou « dénoncer le sexisme ». (3)

 

Une ennemie discrète de la parole des femmes 

Lors de son discours de clôture du Grenelle contre les violences conjugales, l’ancien premier ministre a parlé de « l’emprise conjugale » qu’il a définit comme « la prise de possession d’un membre du couple par l’autre. Une prise de possession qui s’installe de manière progressive et implacable, parfois sans que la victime ne s’en aperçoive. Et qui s’apparente à un « enfermement à l’air libre ». (4) Entendre ce mot dans la bouche d’un haut responsable politique pousse à penser que son utilisation dans la sphère publique améliore la représentation des femmes et des problèmes qu’elles rencontrent au cours de leur vie. Pourtant si on creuse davantage, la notion d’emprise risque d’effacer les histoires et les mots des femmes.

À travers le prisme de l’emprise, les violences au sein des relations amoureuses et affectives suivent un seul schéma : les femmes – toutes les femmes – ne partent pas à cause de leur état psychologique, diminué par les agressions répétées, et doivent prendre conscience de cette situation afin de pouvoir quitter leur conjoint violent. Dès lors, comment comprendre les cas de celleux qui ne rentrent pas dans ce schéma ? Adriana Sampaïo, une femme brésilienne, en attente de ses papiers, avec plusieurs enfants à charge et parlant peu français, a vécu des violences conjugales et a tué son conjoint. Elle était consciente de sa situation puisqu’elle a essayé de la signaler à son assistante sociale et à son docteur. Sans succès. Il y aurait aussi d’autres situations dans lesquelles les femmes pourraient être conscientes de la violence, et pourtant, ne pas partir. On pourrait imaginer une femme d’affaire, sans enfant, qui gagne beaucoup d’argent et qui travaille dans la même entreprise que son conjoint. On pourrait aussi penser à une femme bie, lesbienne ou trans, qui arrive dans une nouvelle ville, s’intègre principalement via la communauté LGBTQI+ et rencontre sa partenaire dans ce cercle de sociabilité. En bref, l’emprise simplifie une réalité complexe et risque d’exclure certaines victimes, dont les parcours ne correspondent pas à la narration dominante.

Plus encore, l’usage automatique de l’emprise empêche parfois d’écouter et d’entendre les victimes. Dans un article publié en juin 2020, deux journalistes ont donné la parole à des femmes qui ont vécu des relations violentes. (5) L’une d’elle raconte dans un entretien : « c’était vraiment très dur de partir, parce qu’il y a des menaces, des représailles ; parce quand on part, ils nous pourchassent, ils s’attaquent à nos familles et ils s’en prennent à nos enfants; parce que quand on part, on est pas forcément écouté, on ne sait pas où aller et parce que c’est injuste et qu’on a envie que ça soit lui qui parte ». Cette réponse est sans appel : il y a mille raisons, autre que l’emprise, pour lesquelles les femmes ne partent pas. A cela, elle ajoute : « et ça c’est l’une des premières réponses que tout le monde devrait comprendre, ne nous demandez pas pourquoi on part pas ». Pourtant, ce même article débute précisément par cette interrogation et y répond grâce à la notion d’emprise, comme s’il était impossible d’accepter qu’il soit tout simplement difficile de sortir d’une relation violente, qu’il y ait de l’emprise ou non.

Aujourd’hui, face à la situation sanitaire inédite, et notamment face au confinement, les risques pour celleux qui vivent des violences domestiques sont accrus du fait du repli sur la sphère privé et de l’isolement. Les associations rappellent que s’« il est déconseillé de sortir, il n’est pas interdit de s’enfuir ». D’une certaine manière, cette situation exceptionnelle rend visible qu’il existe des barrières – autres que psychologiques – pour partir, et, ainsi, souligne que le problème est structurel, dans le sens où les conditions sociales et politiques influencent la possibilité qu’ont les personnes qui vivent des violences de s’en aller.

Pourquoi faut-il une situation exceptionnelle pour accepter cet état de fait ? Une réponse possible est qu’il est plus simple de faire une séparation entre celleux qui sont ‘sous emprise’ et les autres, celleux qui partiraient sans problème d’une relation violente, plutôt qu’accepter que le problème réside dans l’organisation sociale et la culture qui sous-tendent toutes les relations affectives et amoureuses.

 

Un outil à s’approprier plus radicalement 

Que faire de l’emprise ? Faut-il condamner cette notion ? Dans le cadre de la prise en charge des victimes de violence conjugale, les femmes emploient parfois elles-mêmes ce terme pour nommer leurs expériences. Du plus, le succès de l’emprise laisse envisager que beaucoup de personnes s’identifient, se reconnaissent dans ce mot et la situation qu’il cherche à traduire. Abandonner ce mot serait donc renoncer à comprendre le vécu de celleux qui déclarent vivre l’emprise.

Sans remettre en cause le rôle des explications psychologiques dans le cadre de la prise en charge des victimes, le futur de la notion d’emprise réside dans la compréhension de l’(ou les) expérience(s) sociale(s) commune(s) à toutes les femmes qui déclarent vivre l’emprise. L’emprise n’est-elle pas évidente dans une société qui éduque les femmes, et les plus marginalisé·e·s, à prendre en charge les émotions des autres et à sacrifier leurs intérêts pour ceux des autres ? N’est-elle pas logique dans une société qui affirme que le couple est le seul pilier et qui enjoint aux femmes de trouver le bon partenaire pour ne pas finir seule ? Il faudrait donc écouter les témoignages pour comprendre ce qui se cache derrière l’usage de la notion d’emprise, sans s’arrêter à l’idée d’un état psychologique complexe ou défaillant. Il s’agirait aussi de ne pas penser que ces personnes sont en situation d’échec, qu’elles n’y arrivent pas mais qu’au contraire, elles résistent et font des choix dans des conditions difficiles. On pourrait alors ne plus demander « pourquoi ne pars-tu pas ? » mais « comment pourrions-nous, collectivement, t’aider à développer cette résilience et à faire tes propres choix ? ».

 

(1) Extrait du livre de Pauline Delage, intitulé Violences conjugales: Du combat féministe à la cause publique et publié en 2017.
(2) Cf. « Comprendre l’emprise pour mieux protéger et prendre en charge les femmes victimes de violences conjugales », un article publié sur le site de l’association Mémoire traumatique et victimologie
(3) Pour plus d’informations à ce sujet, lire l’analyse critique menée par la sociologue Élisa Herman dans son ouvrage Lutter contre les violences conjugales. Féminisme, travail social, politique publique
(4) cf. Le discours, prononcé par Edouard Philippe le 25 novembre 2019, est en ligne sur le site gouvernement.fr
(5) L’article « De l’emprise au féminicide : comment les violences psychologiques dans le couple peuvent tuer » est en ligne sur le site lemonde.fr

photo de couverture « Vive la différence » de Dorothy Lannone

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Sophie Chevrot-Bianco

Féministe depuis son passage à Montréal en 2016, Sophie s'est engagée sur la question des violences sexistes et est secrétaire générale de l'association @En avant toute(s) depuis quelques mois. De la science-fiction à la théorie politique, d'Instagram aux collages de rue, etc., elle aime tout ce qui inspire de nouvelles perspectives.

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