crédit photo: Sidney Sims
Dans mon dernier article sur Gloria Steinem j’évoquais rapidement ce que le collectif dans les milieux militants apportait de positif et de moins positif. Je souhaite y revenir plus longuement ici en explorant plus particulièrement les liens entre le soin et le militantisme.
Le milieu de la santé ressemble à la société. Il n’échappe donc pas à ses biais sexistes, racistes, classistes, homophobes, transphobes, validistes, grossophobes… Il produit même des violences spécifiques dont les exemples sont légion. Les violences gynécologiques et obstétricales où l’on ne respecte pas le consentement des femmes et où l’on peut même refuser le soin à des personnes transexuelles. La grossophobie généralisée du corps médical allant d’équipements médicaux non adaptés, de culpabilisation ou même insultes des patient.e.s jusqu’à des diagnostics erronés car focalisés uniquement sur le poids de la personne. Les préjugés racistes avec le soi-disant syndrome méditérannéen qui soutient que les personnes d’origines maghrébines et africaines exagèreraient leurs souffrances et menant donc à une minimisation de la gravité de leurs symptômes, pouvant parfois conduire à leur mort… Dans les soins psychologiques, il y a aussi le fait de devoir payer son psychologue. Cela nous est présenté comme faisant partie du processus de guérison, le fait d’investir dans son bien-être est un premier pas vers le soin de soi-même. Mais c’est aussi un biais classiste ! Bien sûr si l’on n’a pas les moyens, il y a toujours des parcours de soins gratuits mais l’on risque d’être confronté à des listes d’attentes, un parcours de soins non coordonné avec des changements de thérapeutes fréquents et avec ça reprendre son histoire dès le début ainsi qu’un nombre de séances limité. Bref, pas les meilleures conditions pour prendre soin de sa santé mentale.
Non seulement le milieu médical est empreint de violences, mais il dépolitise aussi complètement la souffrance. Cela est particulièrement visible dans les soins psychologiques. Joanna Macy nous dit à ce sujet “il nous est difficile d’accorder du crédit à l’idée selon laquelle le souci du bien-être général pourrait être suffisamment véritable et aigu pour provoquer de la détresse. En supposant que toutes nos pulsions sont égo-générées, les thérapeutes ont tendance à considérer les sentiments de désespoir à l’égard de notre planète comme des manifestations de quelque névrose privée”. D’après la psychologie c’est tout comme si l’éco-anxiété, le patriarcat, le capitalisme ou le racisme systémique n’existaient pas. Ainsi l’anorexie est une pathologie uniquement soignée sur le plan physiologique (manger plus) et psychologique individuel (rapport à la mère, volonté de contrôle…). Jamais ne sont interrogés les stéréotypes de genre et les injonctions très violentes et contradictoires faites aux corps des femmes, qui plus est des jeunes filles, alors que l’on sait pertinemment que ces injonctions conduisent à des problèmes psychologiques chez de nombreuses femmes. C’est ce que démontre de façon implacable Naomi Wolf quand elle écrit “Anorexia, bulimia, even compulsive eating, symbolically understood, are not actually diseases. They begin (…) as sane and mentally healthy responses to an insane social reality; that most women can feel good about themselves only in a state of permanent semistarvation.”
Ces exemples montrent que la médecine, et la psychologie plus particulièrement, telle que majoritairement pratiquée aujourd’hui individualise les souffrances des personnes et par là-même individualise les effets des systèmes de domination. Le politique est relégué à de l’intime. Or, nous pouvons souffrir parce que ce monde est violent. Les oppressions structurelles peuvent nous atteindre et être justement responsables de nos problèmes individuels. Mais face à cela, la psychologie nous propose d’améliorer notre attitude et notre capacité à supporter ces oppressions, au lieu de s’attaquer à leur démantèlement.
C’est ici que le militantisme contrevient au soin traditionnel. Ce politique relégué à de l’intime; il le fait retourner dans la sphère politique. Face à la violence de la société et l’inadaptation de la réponse médicale, le militantisme est aussi une forme de soin pour soi et pour les autres.
D’une façon évidente, militer c’est vouloir améliorer la société, la soigner de ses maux. Le soin peut être compris au sens propre comme le soin apporté à la nature, soin apporté aux personnes victimes de violences ou de discriminations. Il peut aussi être entendu au sens figuré de soigner la société en éradiquant ses maux, ses abus, ses déviances, ses violences symboliques….
Militer c’est aussi comprendre l’aspect systémique de notre mal-être, déconstruire (d’abord intellectuellement) des systèmes de domination, et comprendre les limites de notre liberté et pouvoir d’action réelle. C’est l’inverse d’un discours simpliste et individualisant “quand on veut on peut” à remplacer par “quand on veut on peut, dans une certaine mesure”. Comprendre c’est déjà un premier pas vers la guérison.
Militer c’est également renforcer son sentiment d’appartenance à une communauté, rencontrer des personnes qui ont vécu les mêmes expériences ou ont les mêmes valeurs et idées que nous. Trouver des camarades de lutte qui vous comprennent est si précieux. Ne pas avoir à expliquer et justifier les raisons de sa colère ou de son mal-être permet de consacrer plus d’énergie à sa guérison. Dans le podcast Violé.es : une histoire de dominations, l’autrice Marcia Burnier et ses deux acolytes expliquent comment elles ont lancé, après leurs viols respectifs, leur groupe de parole autogéré. Cela leur a permis d’avancer dans un cadre bienveillant, déconstruit et gratuit, ce qui était rendu beaucoup plus difficile dans un accompagnement psy classique. La sororité ça soigne !
Militer c’est encore emmagasiner une force incroyable provenant du collectif. On devient capable collectivement de ce dont on est incapable individuellement. C’est ce genre de force et de sentiment d’invincibilité qui se dégage des manifestations. Ensemble, on a l’impression qu’on peut changer le monde ! Le collectif nous permet de prendre conscience de notre pouvoir et notre puissance et nous apporte de l’audace et de la créativité. Autant de choses qui nous font réaliser notre capacité d’action sur nous-même et qui nous permettent de nous soigner en soignant les causes structurelles de notre mal-être. On passe ainsi d’un monde fait de “pouvoir sur” (de la domination) à un monde fait de “pouvoir avec” (de la synergie).
Militer c’est enfin améliorer son estime de soi. En ayant l’impression de se sentir utile, de contribuer à améliorer notre société, on en retire des bénéfices psychologiques. Le militantisme peut ainsi constituer une passion harmonieuse, selon l’échelle de la passion de Vallerand. Pratiquée de manière sereine et équilibrée par rapport à d’autres activités de l’individu, elle accroît la santé mentale positive. Arne Naess, pionnier de la Deep Ecology, proposait ainsi, à ses militant.e.s, des ateliers de thérapies communautaires pour guérir la relation de notre société à la Terre.
Loin de moi l’idée d’avoir une vision angélique du militantisme, je suis consciente de ses limites. Il peut aussi amener son lot de souffrance.
Le temps et l’énergie investis dans le militantisme peuvent procurer une grande fatigue physique et intellectuelle. Ainsi la passion positive peut virer à la passion obsessive. Cela se manifeste par un besoin incontrôlable de pratiquer l’activité et cela entre en conflit avec toutes les autres dimensions de la vie. L’ampleur, la complexité des combats à mener ainsi que la lenteur des avancées gagnées peuvent donner le vertige et nous angoisser. Loïc Steffan donne l’exemple des angoisses que vivent les militants écologistes : angoisse de finitude, angoisse de responsabilité, angoisse d’incomplétude, angoisse noétique…
Il n’est de secret pour personne que les militant.e.s sont particulièrement exposé.e.s au harcèlement et à la violence des opposant.e.s. C’est particulièrement visible en ligne où le cyberharcèlement de militant.e.s sous forme de raids, de harcèlement sexuel, de menaces et d’injures est particulièrement courant. En 2016 le Collectif féministe contre le cyberharcèlement avait fait une enquête qui révélait que 44% des femmes cyberharcelées disent l’avoir été en raison de leurs opinions politiques. Les conséquences du cyberharcèlement sont bien réelles pour les victimes et peuvent aller de la perte d’estime de soi jusqu’au suicide.
Parfois, les coups peuvent aussi venir de notre propre camp. En effet, les mouvements militants, même ceux opposés à des systèmes de violences et de domination, n’en sont pas exempts. Les débats d’idées et différents idéologiques au sein d’un mouvement ont toujours existé. Ils sont sains quand ils poussent au débat, à la réflexion et à la remise en question. Ils deviennent violents quand ils virent au procès d’intention, à la diabolisation et à la cancel culture, reproduisant ainsi des actes de violence et de domination. La cancel culture s’est particulièrement accentuée avec l’utilisation des réseaux sociaux. Je me concentre ici sur les effets de dénonciation, d’ostracisation et parfois même de harcèlement de militant.e.s qui ont dit quelque chose de manière maladroite, déplacée et offensante pour certaines personnes. Je ne m’étendrai pas ici sur l’utilisation dévoyée du terme cancel culture par des personnes en position de domination qui refusent de se remettre en cause et l’utilise pour réfuter les critiques valides qui leur sont adressées, car cela mériterait un article entier. La pureté militante est également un mythe dangereux en ce que personne n’est parfaitement déconstruit.e et qu’il ne laisse de place ni à l’erreur, ni à la nuance ni au changement d’avis. Et cela peut, tout comme le harcèlement des opposant.e.s, provoquer de graves troubles psychologiques et physiques par les personnes qui en sont victimes.
Si les milieux militants peuvent nous apporter autant de bien-être que de nous faire du mal, comment essayer de minimiser le deuxième effet et accentuer le premier ?
On peut déjà commencer par rendre nos milieux militants plus sains. Elizabeth Carlassare a analysé les prétendues oppositions entre les mouvements constructivistes et essentialistes dans le mouvement écoféministe et montre comment les frontières ne sont pas si claires entre les deux. Les “essentialistes”, n’utilisent pas sans filtre les caractéristiques de genre des femmes et reconnaissent que ces caractéristiques sont le produit d’un processus d’essentialisation du patriarcat. Les matérialistes quant à elles, peuvent faire preuve d’essentialisme quand elles utilisent le terme de “femme” uniformément, qui s’accompagne d’un effacement des diverses expériences et vécu de ces dernières. Face à cela, Elisabeth Carlassare invite les militantes écoféministes essentialistes et matérialistes à s’unir politiquement sans avoir une position unifiée à travers le slogan “l’unité dans la diversité”. Evidemment, c’est plus simple à dire qu’à faire. Cela nécessite de dialoguer, négocier et argumenter en confiance et de manière constructive pour trouver comment lutter ensemble tout en ayant des divergences idéologiques et en acceptant d’échanger des critiques fondées. Ça prend encore du temps et de l’énergie. Mais quand on sait le pouvoir réparateur de nos luttes, je suis persuadée que nous devons investir cette énergie à nous unir et combattre ensemble les violences externes qui sont déjà assez nombreuses.
Références cités dans l’article:
Macy Joanna, Agir avec le désespoir environnemental Dans Hache Emilie, Reclaim, Recueil de textes écoféministes (pp.161-182), Editions Cambourakis, 2016
Wolf Naomi, The beauty myth, Chatto & Windus, 1990
Carlassare Elisabeth, L’essentialisme dans le discours écoféministe (1993), Dans Hache Emilie, Reclaim, Recueil de textes écoféministes (pp. 319-342), Editions Cambourakis, 2016
super article, vive le retour au militantisme et honneur à tous ceux qui croient à du meilleur et veulent changer le monde pour un mieux. Continuez, vivez et transformez.