Voilà deux minutes que je l’observe au travers de la glace sans tain et déjà je lis dans ses gestes la peur qui s’est emparée de lui. La peur de mal faire, d’être pointé du doigt pour un geste aux conséquences trop lourdes pour lui. Il ignore tout de ma présence, qu’il ne pourra donc pas invoquer a posteriori comme un prétexte à son échec. Seul face à ses responsabilités. Après un moment de flottement au cours duquel j’imagine qu’il s’est rappelé mentalement le protocole à suivre, il s’empara du flacon et de sa seringue sertie, invoqua son mantra personnel (“Stresse pas, tu vas y arriver”), bloqua sa respiration et tenta d’extraire la sixième dose.
Nouveau matériel, nouveaux gestes, nouveaux objectifs et dix jours seulement pour assimiler tout le protocole. C’est qu’en période de crise, le temps est souvent ce qui fait cruellement défaut. Il faut sans cesse s’adapter, bricoler, naviguer à vue somme. Injonctions contradictoires, affirmations de la veille réfutées le lendemain, les repères ont à peine été fixés que déjà ils s’effacent dans le brouillard de l’incertitude.
Avant cela, je crois qu’il n’avait jamais eu à manipuler de seringues à aiguilles serties, prosaïquement appelées seringues à “Espace Mort Faible”, indispensables à la réussite de la manipulation. Espace Mort, je trouve l’expression d’une poésie rare et j’y vois en même temps un beau pléonasme. Enfin, selon ma propre représentation, qui associe systématiquement l’Espace à l’absence d’atmosphère, donc d’oxygène, donc à l’absence de vie, soit la Mort. Avant cela, avant cette mesquinerie, que cet Espace Mort soit faible, intermédiaire ou élevé, cela lui était bien indifférent, tant qu’il pouvait accomplir ce pourquoi on l’avait recruté, à savoir protéger ses patients. Aujourd’hui, il comprend définitivement, s’il lui fallait encore une preuve, que rien n’est gratuit en ce bas monde.
Il découvre que dans son immense mansuétude, le laboratoire a publié en ligne une vidéo détaillant comment manipuler le produit et extraire ladite sixième dose. Incarnation même du geste désintéressé. C’est une voix métallisée qui le lui explique, quand bien même – il ne l’a pas rêvé, c’est écrit noir sur blanc – le flacon indique “After dilution, vial contains 5 doses of 3 ml”. Il frôle la dissonance cognitive, coincé entre ces instructions débitées sans chaleur et l’inscription de cette étiquette qu’il a fini par apprendre par cœur, vieux réflexe de ses années étudiantes. Il comprend enfin que l’origine de cette dissonance est avant tout due à une précaution prise par les autorités qui, en imposant un excédent de solution permettant de garantir cinq doses, ont en fait contribué à la possibilité d’en extraire une sixième. Non comptabilisée officiellement. Du moins jusqu’au récent changement de cap du laboratoire.
Il lui faudra désormais redoubler de dextérité lorsqu’il manipulera son diluant et sa solution vaccinale. Mais bon, puisque la voix monocorde lui affirme sans broncher qu’il doit désormais extraire six doses, il s’exécutera. Quelles sont ses chances de réussite ? Muni d’une seringue à “Espace Mort Faible”, il est en mesure d’y parvenir à 86%, ce qui ramené au flacon lui donne précisément 5,86 doses. Si à la place on lui fournit une “Espace Mort Élevé”, le taux de réussite oscille entre 33 et 66%. Version moderne de la roulette russe.
Au fond, il ne sait pas ce qui l’indigne le plus. Le fait que les autorités se soient résignées, dans un contexte d’offre insuffisante face à une demande insatiable ? Ou le comportement qu’il juge prédateur d’un laboratoire en position de force, qui en vient à considérer comme systématique une dose qui ne l’est pas fondamentalement ? Ce laboratoire a-t-il conscience, ce faisant, que certains pays renoncent d’emblée à cette sixième dose, faute de matériel adéquat disponible ? Il répondra certainement que ce n’est pas de son ressort, qu’il ne peut rien si les conditions d’administration ne sont pas réunies. Soit. Mais il avait le choix. Surtout vis-à-vis de celles et ceux en pénurie de matériel. Gageons que l’on saura s’en souvenir une fois tout ce tumulte achevé.
Je l’observe et ses gestes, finalement, s’avèrent précis. C’est une véritable chorégraphie qu’exécutent ses mains. Solution vaccinale parfaitement diluée, équilibrage de la pression du flacon qu’il retourne ensuite dix fois sans le secouer, puis extraction de la sixième dose. Lorsqu’il en vient à jeter le flacon et ses seringues, il ne peut s’empêcher d’avoir une pensée pour ses homologues Japonais-es qui, dans les mêmes circonstances, jetteront leur matériel plein de résidus inexploitables et s’en iront sans doute dormir avec le sentiment du devoir inachevé. La vie attendra.
Crédit photo: Adonis Bleu