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Cela fait 5 ans que je milite dans des associations féministes. Et j’ai toujours ressenti le besoin de raccrocher mon militantisme à des modèles, non pas parce qu’elles sont parfaites (personne ne l’est), mais parce qu’elles ouvrent des possibles. Gloria Steinem fait partie de mes nombreux modèles. Dans son dernier livre Ma vie sur la route – Mémoires d’une icône féministe, elle revient sur sa vie nomade et engagée. De son histoire, je retiens cinq leçons. 

Faire de sa passion son métier 

Gloria Steinem co-crée avec Dorothy Pitman Hughes, Ms. en 1971, un des premiers magazine féminin destiné à sensibiliser aux questions du genre, de classe et de race. Ce magazine se consacre à “faire la révolution et pas seulement le dîner”. Le nom est puissant, multi-facettes et permet de s’approprier le stigmat pour le rendre positif. Ce magazine, créé à leur image, défie les lois du marché et brise les codes de la presse féminine de l’époque en proposant aux femmes non pas des conseils modes et beauté mais des analyses socio-politiques poussées.

Dans son livre, Gloria Steinem explique parfaitement comment sa non-institutionnalisation a permis une liberté éditoriale peu courante dans la presse de l’époque. Le magazine a ainsi fait émerger des sujets sociaux inédits et les a traité avec intégrité et attention.

Le pendant plus négatif de cela est un équilibre économique précaire : le magazine vit des abonnements mais surtout de dons privés. Malgré cette précarité, le magazine est engagé dans une démarche que l’on qualifierait aujourd’hui relevant de la RSE, levant des fonds  pour des organisations communautaires (foyers d’hébergement pour les femmes victimes de violences, planning familial etc.) et proposant de l’aide en nature. 

Cette liberté dans le ton, les sujets et l’affranchissement des règles du marché de la presse reste très rare dans le secteur des médias encore aujourd’hui. Bien sûr avec l’explosion d’internet et des réseaux sociaux, tout le monde peut prendre la parole sur tout et n’importe quoi et se créer une audience en ligne. De là à le faire avec autant de rigueur journalistique que Ms., il y a un très grand fossé. Dans son magazine, Gloria Steinem met beaucoup d’elle-même, notamment dans ce détachement qu’elle a avec la réussite matérielle. Son objectif n’est pas d’être la meilleure mais d’ouvrir une autre plateforme de dialogue sur des sujets encore peu traités. C’est ce que nous essayons également de faire avec Libera, toutes proportions gardées. 

 

Le voyage comme maison 

Gloria Steinem a toujours vécu en nomade. De forcé et contraignant étant enfant, cela est devenu choisi et libérateur une fois adulte.

“ À présent qu’être sur la route était un choix et non plus une fatalité, je ne me complaisais plus dans la mélancolie à l’idée que tout le monde avait un foyer, sauf moi. Je pouvais partir – parce que je pouvais rentrer. Je pouvais rentrer – parce que je savais que l’aventure m’attendait au coin de la rue. Au lieu de l’un “ou” l’autre, j’ai découvert une multitude de “et”

Elle investit le voyage, le déplacement, les rencontres et les échanges comme un refuge, un chez soi. Elle prouve ainsi que l’on peut dissocier la maison matérielle et la maison spirituelle et que l’on a pas besoin d’un endroit physique pour se sentir chez soi.  

Le voyage permet aussi de se questionner, sortir de sa zone de confort et évoluer. Pour moi il a été un profond vecteur d’émancipation personnelle, d’apprentissage de l’humilité et de découverte de la spontanéité. Etant très ancrée dans le cérébral et pas assez dans le ressenti, ce passage du livre a une saveur particulière.

Prendre la route – ou plutôt laisser la route me prendre – a changé la perception que j’avais de moi-même. Si la route est compliquée c’est parce que la vraie vie est compliquée. C’est ce qui nous permet de passer du déni au réel, de la théorie à la pratique, de la prudence à l’action, des statistiques à l’expérience individuelle: en bref de la tête au coeur. “

En d’autres termes, le voyage me permet (et permet) de se connecter plus profondément à ses émotions et vivre l’instant présent. Une voie royale pour être heureux.se ? Mais est-ce son unique but ? A l’heure où le voyage n’a jamais été aussi facile et massifié, on peut se poser la question des objectifs que nous poursuivons en voyageant. Checker une liste de destinations, de lieux historiques et de restaurants ? Au contraire, Gloria Steinem prône une éthique du voyage où la rencontre authentique est au coeur de tout. 

“La haine généralise, l’amour singularise” nous rappelle la féministe Robin Morgan. Voilà pourquoi voyager est crucial. C’est une école de la singularisation.”

Pour moi la meilleure partie des voyages restera toujours les rencontres fortuites et le partage en toute simplicité avec des inconnu.e.s. Ca nous raccroche à notre essence humaine partagée, éloigne les préjugés et nous rend plus humble. 


Incarner un modèle bienveillant de “community organizer”

Gloria Steinem a pris part à de nombreuses luttes sociales: droits des femmes, droits civiques, droits sociaux, droits des populations autochtones…  Elle incarne un modèle de “community organizer” bienveillant et consciente de sa position sociale et des privilèges associés au fait d’être une femme blanche hétérosexuelle. Pas de condescendance ni complexe de “white savior”, son mot d’ordre est écouter et demander comment aider. Elle soutient les communautés pour lesquelles elle se bat et valorise leur agentivité. Elle nous explique ainsi ses méthodes.

“On ne peut faire l’économie d’aller au devant des gens pour donner la parole à ceux qui ont l’habitude d’écouter et inviter ceux qui ont l’habitude de parler à écouter. Il faut organiser des rencontres où l’on peut débattre, où l’empathie crée la confiance et la compréhension.”

Ce qui pourrait passer pour une évidence est toujours autant d’actualité aujourd’hui où lieux de parole et de pouvoir sont encore très majoritairement occupés par des hommes blancs de catégorie socioprofessionnelle supérieure.  

Elle reconnaît et célèbre l’importance du collectif. Il ne s’agit pas de mettre en avant 2 ou 3 leaders charismatiques mais la force du collectif. Ce dicton qu’elle cite  “À cause d’un clou manquant, le cheval perdit son fer, à cause d’un fer, on perdit le cheval, à cause d’un cheval, on perdit la bataille, à cause d’une bataille on perdit la guerre” devrait être tatoué sur tous les leaders politiques, économiques et sociaux de la planète. Sans leurs équipes et leurs parties-prenantes, ils ne sont rien. 

Le collectif renforce, le collectif enrichit, le collectif épanoui. Mon engagement féministe m’a renforcé car il m’a prouvé qu’on était des milliers (voire des millions) à vouloir les mêmes changements sociaux. Mon engagement féministe m’a enrichi en me donnant des armes théoriques et pratiques pour analyser, déconstruire et pulvériser les dominations et les discriminations tant dans un cadre professionnel que personnel. Mon engagement féministe m’a aussi épanouie en me proposant un avenir possible plus lumineux et en accord avec mes convictions profondes. Combien de fois ais-je sauté au plafond de bonheur en entendant une chercheuse ou une militante mettre brillamment en mots mes pensées diffuses ?

Mais le collectif fatigue, le collectif prend du temps, le collectif dérange également. L’impression de lutter contre un système si pervasif dans tous les aspects de la société qu’on en viendra jamais à bout, l’épuisement mental et physique dû à la coordination de vies trop remplies dans lesquelles allier travail et militantisme. L’impression de devoir dialoguer, négocier et réfléchir toujours, que le travail de déconstruction des systèmes de domination et de reconstruction de systèmes sociaux plus sains n’est jamais terminé. L’impression de ne pas être à sa place lorsqu’on se retrouve dans des endroits “mainstream” et que les personnes sont pleines de préjugés sur votre engagement. Qu’on me cite une seule féministe qui ne s’est pas faite mansplainée et traitée de casseuse d’ambiance (coucou Valeurs actuelles) ou de monomaniaque et qu’on pourrait peut-être changer de sujet (alors que la conversation n’a pas été lancé par toi). Même si on est convaincu du bien-fondé de son engagement, ces moments sont douloureux et accumulés les uns aux autres, créent des plaies dures à cicatriser. 

 

La sororité comme mot d’ordre

Toute une partie du livre de Gloria Steinem dépeint les luttes sociales de femmes américaines durant la seconde moitié du XXème siècle.

La lutte pour les droits sociaux des hôtesses de l’air américaines de la compagnie Trans World Airlines (TWA) m’a particulièrement fasciné. Sous-payées, agressées sexuellement par leurs collègues masculins pilotes et traitées comme des “potiches”, elles décident de s’organiser pour réclamer plus de droits dans leur travail dans les années 1970. Gloria Steinem en parle avec beaucoup de bienveillance et d’admiration. Elle décrit des femmes fortes, conscientes de leur valeur professionnelle et de leur dignité, faisant valser au passage tous les stéréotypes qui leur sont d’habitude associés.

Le livre est aussi un panorama de figures de proue du mouvement féministe, et parmi elles des modèles totalement badass qui m’étaient inconnues jusqu’alors.

Florynce Kennedy avocate, féministe afro-américaine et militante des droits civiques, était une compagne de lutte de Gloria Steinem. Elle était une femme brillante, charismatique qui compte parmi ses faits d’armes la défense de Valérie Solanas accusée de tentative de meurtre sur Andy Warhol et le procès en class-action Abramowicz v. Lefkowitz précurseur et inspirateur du procès Roe vs. Wade qui légalisera l’avortement aux Etats-Unis. Au-delà de sa contribution inestimable au féminisme, Florynce Kenney nous a également laissé des punchlines d’anthologie dont celle-ci à propos du mariage “Pourquoi devriez-vous vous enfermer aux toilettes juste parce que vous devez y aller 3 fois par jour?”  

Alice Walker est une romancière, poète, activiste américaine et a été l’éditrice de Ms. Son ouvrage le plus connu The coulour purple publié en 1976 relate l’expérience de vie d’une jeune femme afro-américaine dans un système patricarcal raciste, la plaçant aux avant-garde de l’afro-féminisme ou comme elle préfère le nommer le womanism (contraction de women of colour et feminist en anglais). En plus de ses engagements féministes et antiracistes, elle est une ardente défenseuse de la cause palestinienne et du pacifisme.

Bella Abzug était une avocate, parlementaire, activiste et leader du Women’s Movement. Après avoir été l’une des premières femmes avocate du pays, elle se fait élire au Congrès de 1971 à 1977 où elle avance des positions extrêmement progressistes pour l’époque: soutien aux droits des personnes LGBT, lutte pour la fin de la guerre en Irak. Après cela elle fonde de nombreuses ONGs féministes dont Women’s Environment and Development Organization (WEDO). Gloria Steinem la résume parfaitement dans son livre . 

“Elle ne se contentait pas de réagir à l’opinion, elle la changeait. Elle n’essayait pas de sentir le vent ; elle était le vent.”

Aussi surnommée Battling Bella, son approche me fait beaucoup penser aux “membres” de The Squad (Alexandria Ocasio-Cortez, Ilhan Omar, Ayana Pressley, Rachida Tlaib et depuis peu Cori Bush), femmes de couleur, activistes sociales aujourd’hui devenues représentantes au Congrès américain et incarnant l’aile gauche du parti démocrate. 

Intégrité et authenticité au programme

Gloria Steinem incarne également sur un plan plus personnel, deux principes qui sont fondamentaux pour moi: l’intégrité et l’authenticité. 

Ces deux valeurs ont en commun un sens profond de la responsabilité et incarner ce que l’on prêche. Toute personne ayant traîné dans les milieux militants sait que l’on peut y trouver des personnes qui portent publiquement des valeurs magnifiques mais qui dans le privé ne les incarnent absolument pas, voire sont toxiques. 

Dans le livre et dans les témoignages que les autres militantes féministes font d’elle, on comprends à quel point Gloria Steinem déborde de bienveillance, d’écoute, de patience, de sagesse, de générosité et d’humilité dans ses relations humaines et professionnelles. Car c’est là le point majeur de sa personnalité: le professionnel est personnel et elle met un point d’honneur à créer une relation authentique avec ses camarades. Lorsqu’elle cite ce proverbe de sages amérindiens “Ce n’est pas en pensant qu’on apprends à bien vivre. C’est en vivant qu’on apprend à bien penser”, c’est pour nous montrer l’importance du vécu pour se connaitre, se penser et penser le monde; toujours dans cette perspective d’intersection du personnel et du professionnel.

Mais l’authenticité ce n’est pas que la mise en pratique de ses valeurs positives, c’est aussi l’acceptation de ses émotions perçues négatives par la société. Tous les livres de développement personnel vous le diront, il faut reconnaître et accepter sa colère. Gloria Steinem le dit juste mieux qu’eux. 

“C’est un poncif de dire que la dépression est de la colère refoulée – pas étonnant que les femmes y soient plus sujettes.”

Cette colère, si différente de la haine, est un moteur pour nos engagements. Et merci à Gloria Steinem d’avoir posé des mots si justes sur ces expériences féministes partagées !

 

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Nadège Lharaig

Française avec 100% de sang algérien, résidant à Bruxelles et voyageant un peu partout. Militante féministe & écologiste rêvant d’un monde plus égalitaire, solidaire et bienveillant. A ses heures perdues, pratique le yoga et scroll frénétiquement des memes de chats sur Instagram.

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